Bernard Azzaretti
Degans : “ Tout, terriblement ”
1.- Premiers regards, chocs en retour.
“Tout, terriblement”. Cette devise, empruntée à Apollinaire, il la pratique, la professe, il en fait son credo. Et elle lui va bien. Aussi bien que le drapeau à “La Liberté guidant le Peuple” , de son collègue Delacroix.
Il se définit dʼailleurs lui-même comme “maximaliste”
Parce que, comme le sous-titrait Jeff Levalleux, jeune journaliste dans un supplément de “La Voix du Nord”, il y a quelques années : “… sa vie est un excès de vitesse, une surabondance dʼextraordinaires…. et Xavier Degans est comme cette mer du Nord qui le réveille chaque matin à Malo-les-Bains : imprévisible et sincère”.
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A.- Le premier regard sur un tableau de Degans vous coupera le souffle. Cʼest en tout cas ce qui mʼest arrivé. La première extrasystole passée, vous vous demanderez comme moi comment on a pu réussir quelque chose dʼaussi… dʼaussi… on ne trouve même pas le mot approprié, cʼest vous dire !
Alors on sʼapproche du tableau les yeux écarquillés, les sourcils froncés. On cherche. Mais lʼoeil exorbité ne perce pas le secret de cette perfection. Le mystère demeure. Ca émerveille mais ça agace.
En 1978, Degans, qui nʼ a que 29 ans, postule pour le prestigieux prix Léonard de Vinci et accroche “Lʼétain aux freesias “ aux cimaises de lʼHotel Intercontinental à Paris. Le jury (Françoise Dolto, Grace Kelly, Brigitte Bardot, etc…) ne sʼy trompe pas et le distingue parmi une centaine de candidats. Cʼest sa première récompense officielle. Lʼactrice et chanteuse Marie Laforêt lui remet la médaille d’or en présence du tout Paris.
Justement, regardons ce tableau : un plat et un pot dʼétain posés sur une plage, à même le sable, la nuit. Deux freesias blancs dedans. Ciel bleu profond. Clair de lune. Tout simple.
Sauf que, depuis longtemps, aucun peintre nʼa maîtrisé à ce point sa technique pour la mettre au service de la pure beauté rêvée, et quʼà cette perfection sʼajoute aussi la poésie : rehauts précieux de lʼétain, dʼune complexe retenue, rendus par les transparences impossibles dʼun pinceau trempé dans lʼinsaisissable. Bleus abyssaux dʼun ciel dʼéternité, élucidés par une lune emmitoufflée de nuages. Etrange harmonie de cette mer aux obscures clartés et de ces lueurs métalliques qui chantent aussi, en contrepoint, avec un peu de la chaleur résiduelle du sable. Magique évocation.
Bon, vous avez vu et vous vous éloignez pour passer à autre chose… mais une force impérieuse vous en empêche. Quelque chose dʼindéfinissable. Alors vous revenez. A deux mètres de distance, rien. Vous vous approchez encore, et là vous découvrez enfin le mystère. Degans a réussi à placer dans les reflets même de lʼétain… son autoportrait.! Cʼest cette image subliminale dʼune virtuosité diabolique, enregistrée par le cerveau mais non par lʼoeil, qui vous avait obligé à revenir devant le tableau !
La peinture de cette oeuvre paraît intégrée dans le tissage même de la toile par un sortilège hors des aptitudes plausibles. Aucune trace, et même aucun souvenir de traces de pinceau, aucune solution de continuité dans les dégradés, aucune présence de repentir ou dʼhésitation, aucun tâtonnement dans la touche, bref, aucune trahison du travail fourni. La fidélité du dessin, la vérité des couleurs, la distribution des lumières, la finesse de la matière, la justesse quasi holographique des volumes, la précision des perspectives, tout cela donne le vertige.
Et puis, au hasard du catalogue, les fruits, les arbres, les nuages, les plages, la mer, les ciels, les visages, les animaux, échappent à leur destin iconique et entrent tels quels, par on ne sait quel charme, dans la vérité dʼune superbe illusion.
Ainsi, la toute jeune Alexandra aux grands yeux sages, fille du peintre, attentive et un peu triste dans son col roulé blanc et sa salopette bleue, appuie sur nous un regard, qui nous livre, sans le savoir, ses tourments dʼenfant. Un regard si pénétrant quʼil nous interpelle. Alors on sʼapproche pour planter nos yeux dans les siens. Et là on découvre, effaré, dans lʼoeil droit de la gamine… un minuscule autoportrait du peintre ! Lʼoeuvre est inachevée, lapetite fille, comme tous les enfants, avait préféré retourner à ses jeux, plutôt que de poser plus longtemps, me dira Degans.
Ainsi, la virtuosité étourdissante dʼune écorce de mandarine, le cuir ferme dʼune tomate, la judicieuse tavelure de la peau des fruits, la douceur duveteuse du plumage des colombes, la mantelure éclaboussée du cygne, obstiné dans son effort à sʼextraire de lʼonde dans un poudroiement de nacre, etc… Le souffle coupé je vous dis.
Et comment ne pas sʼémerveiller aussi devant ces ciels du Nord, miraculeux de violence et de tendresse mêlées, et ne pas recevoir comme nôtre la détresse de ces hommes solitaires sur des plages immenses, qui nous tournent le dos dans lʼorgie chromatique dʼun cinémascope de premier crépuscule du monde, et qui semblent nous inviter à les rejoindre ?
Comment encore soutenir lʼéclat de ces nuages dʼun blanc impossible, qui défilent gonflés dʼéther, impalpables nefs sous des ciels bleu électrique ? Et ne pas sʼinterroger devant ces plages blondes niellées de chemins dʼeau oubliés par la mer, et proposant dʼétranges rébus à nos angoisses agoraphobiques ?
Il faut sʼaccorder un peu de répit avant de continuer à feuilleter le catalogue. Parce quʼon ne gardera pas lʼâme en repos devant ces portraits gênants, nés de lʼinquisition et du viol, ni devant ces arbres décharnés qui hurlent dans le vent . Ni devant ces marais orphelins de leur légende, pathétiques à force dʼhumilité, et ces hivers tragiques promettant malgré tout dʼimprobables printemps.
Servez-vous maintenant quelque chose de fort, parce que vous attendent les couchers de soleil où explosent des effervescences aurifères dans un ponant cosmogonique de fin du monde ; et puis les fleurs, et les femmes. Oh oui, les femmes ! Incroyable, lʼéblouissante réussite du grain de peau de ces vénustés aux formes affriolantes, qui appellent irrésistiblement la caresse et vous éveillent de secrètes émotions ! Regardez le charme innocent de “La Vénus de Malo”, affolante dans sa sublime nudité.
Vous croyez que jʼexagère ? Degans est unique, je vous dis ! Un peintre résolument moderne, mais dans la lignée directe des grands flamands du XVIe. Rien de moins.
B.- La même force évocatrice, la même technique jubilatoire, la même joie de vivre. Invraisemblable. Génial est un terme plus que galvaudé de nos jours et pardon de lʼemployer. Mais le mot convient ici dans toute son acception. Il a du génie Degans. Et même sʼil plaisante parfois sur le sujet, il le sait. Comme Michelangelo Buonarroti le savait en peignant à toute allure sur le mortier frais du plafond de sa Sixtine, comme Sandro Boticelli le savait aussi en effleurant les seins de sa Vénus, comme Raphaë Velasquez, Vermeer ou Titien, ou Corrège et Léonard dans le mystère du sfumato .
Tous savaient, forcément, quʼils détenaient cette puissance colossale dʼévocation poétique, née peut-être dʼun presque petit rien, comme lʼunivers le fut, paraît-il, du big-bang.
Cʼest la connivence extrême de lʼoeil, de la main et de lʼesprit, de la tendresse et de la puissance, antinomies conciliées de poésie et de réalité, de rêve et de vie. Aucun dʼeux nʼa cherché. Ils ont tous trouvé. Ils savaient quʼIls détenaient un éclat de lʼEtincelle Initiale. Degans aussi.
A ce propos, regardez le tableau intitulé “Le Rêve de la violoniste” Cʼest une composition complexe, dʼun érotisme raffiné. Une jeune femme brune, le menton posé sur son violon rouge éclaté, rêve dʼamour, de gourmandise et de sexe. Une centauresse sort du visage même de la musicienne au sourire apaisé dʼaprès lʼamour. Le cavalier qui monte le cheval-femme est dissimulé dans le visage émouvant de la rêveuse.
La centauresse, elle, délicieusement nue, se détourne pour caresser le visage de lʼhomme qui la chevauche, dont la tête se confond avec lʼombre portée du nez de la violoniste. Lʼarc délicat de son sourcil dessine lʼun des ponts en dos dʼâne de la Venise du Nord, son oeil mi-clos trace une barque plus vénitienne que brugeoise, tandis que son front secrète modestement une enfilade de maisons à pas-de-moineaux de la cité flamande et sa joue, le canal. Cʼest magnifique dʼimaginaire, de force érotique, de tendresse et dʼamour. On a du mal à se détacher de ce tableau.
Mais, revenons aux génies de la Renaissance évoqués plus haut, et regardez attentivement les deux femmes de ce “Rêve de la violoniste”. Leur visages, qui irradient la sérénité, la bonté, lʼattente et leurs rêves dʼamour, ne vous rappelleraient-ils pas quelque chose ? Regardez bien lʼadorable minois détourné de la centauresse et celui de la musicienne si suavement penchée sur son violon. Faites un effort. Et dites-moi si ces yeux mi-clos, ces sourires énigmatiques et attendrissant à la fois, ces attitudes en suspension ne vous évoquent pas les sublimes femmes de “La Vierge aux Rochers” du grand Léonard de Vinci.
Je le pense. Et jʼaime dʼamour ce “Rêve de la violoniste” . Parce quʼil éveille en moi, quelque part dans un coin secret du coeur, quelque chose que je ne connaissais pas. Quelque chose qui me rend plus heureux, quelque chose de troublant aussi, lové jusquʼici dans les replis de lʼinconscient et que je ne sais définir, mais qui est surprenant et beau comme un sourire gratuit ou un baiser volé. Ce tableau-là est, sans conteste, le chef- dʼoeuvre dʼun homme au sommet de son art. Degans a donné ici lʼune de ses plus émouvantes réussites.
Cʼest cela que jʼattends de lʼart, quʼil soit musique, peinture, danse ou écriture. Quʼil me donne un supplément dʼâme et – pardonnez-moi lʼexpression – un surplus de meilleur.
Blaise Pascal disait : “Je suis du côté de ceux qui cherchent en gémissant” . Degans, lui, comme ses grands aînés, est de ceux qui trouvent en exultant.
2.- L’enfant prodige, l’homme
Mais qui est donc cet homme ? Il me répond ; “Je travaille en complète indépendance. Cʼest mon caractère. Un créateur est un homme seul… mais jʼaime voir du monde, discuter avec des gens de toutes sortes… je suis copain avec le commun des mortels, comme avec lʼélite nationale, des prix Nobel, des artistes ou des grands patrons, des gens qui ont des choses à dire. Un homme cʼest un homme et tout homme est capable dʼapporter de lʼémotion ou une connaissance…je ne néglige personne, à part les jaloux, les matérialistes, les casse-couilles sic) ; même les admirateurs ne mʼintéressent pas…”
A.- Tout est paroxystique chez lui. A commencer par son physique. Féru de fine cuisine (il la pratique lui-même avec bonheur), de bons vins, de havanes et de femmes, cʼest un colosse rubicond dʼun quintal et demi, qui semble échappé dʼun tableau de Breughel.
Il naît en 1949 dans un chaos de ruines. Dans un de ces baraquements construits en urgence par les Américains, face à la mer, pour les survivants de Dunkerque, sa ville, détruite à 90 % par les bombardements.
Son père dirige l’entreprise de réparation navale de son père Gustave. A 3 ans, il effraie sa mère par une question qui angoissait bien avant lui le Sigismond de Calderon : : “Maman, est-ce quʼon vit ou quʼon rêve quʼon vit ? “ Question embarrassante sʼil en est, à laquelle sa mère ne sait que répondre, question révélatrice aussi dʼune vie intérieure précoce et intense qui nourrira bientôt tout son parcours artistique.
Cʼest déjà à cette époque que vont se révéler ses dons exceptionnels. Il est à lʼhôpital, cloué au lit pour une opération au genou. Le gosse trouve le temps long et on lui offre des crayons de couleur, du papier et de la pâte à modeler. Et là, il dessine et manipule la pâte avec une adresse étonnante. En un instant, naissent dans ses mains des oiseaux stylisés, des écureuils, des crocodiles, tout un bestiaire saisissant de vérité. Sa mère nʼen croit pas ses yeux, attribuant cette réussite à un bienveillant hasard. Il écrabouille alors ses sculptures entre ses mains et les reproduit aussitôt à une vitesse prodigieuse. Elle se souvient : “il faisait voler ses petits doigts, mettait deux coups dʼongles et les yeux des oiseaux vivaient…”
B.- De retour dans sa famille, il dessine sans relâche. Comme tous les surdoués, il vit dans son monde, décalé, isolé, rebelle et farouche. Ses résultats scolaires ne sont pas bons. Il ne fait bien que ce qui lʼintéresse, cʼest-à-dire le dessin.
Il admire son grand-père Gustave, fondateur de lʼentreprise de réparation navale familiale ainsi que de nombreuses associations caritatives locales. Une sorte dʼaristocrate du peuple, si lʼon ose la formule, vénéré de ses ouvriers, imaginatif, bosseur, généreux et bon vivant. Et qui affichait superbement ses opinions, cʼest le cas de le dire : en pleine guerre, dans Dunkerque occupée, sans se soucier du risque, il faisait “monter les couleurs”, un drapeau tricolore (frappé en outre de la croix de Lorraine), tout en haut dʼun mât, dressé comme un bras dʼhonneur à lʼoccupant, dans le jardin de sa propriété ; côté rue évidemment. Et il faisait sonner le clairon pour les fêtes nationales, “rien que pour emmerder les allemands”…On retrouve chez Xavier des traits de ce caractère original et bien trempé.
Cʼest peut-être ce quʼa dû penser son père, conventionnel et sévère, qui décide de lʼinscrire à lʼécole privée de Bambecque, un village de la Flandre profonde, sous la férule réputée sourcilleuse de lʼinstituteur Robert Deniel, un homme de tradition. Et il est mis en pension chez un couple de paysans du lieu, les Dehondt, “des gens de devoir qui étaient lʼhonnêteté même”, dira Xavier.
Lʼhomme est ouvrier agricole et rempailleur de chaises à ses heures, son épouse femme de ménage. Il sera heureux chez eux, surtout quʼil échappait ainsi aux assommantes dictées infligées par papa entiché de Balzac et de Martin du Gard… Il vit avec délectation cette période villageoise, même sʼil lui faut tirer lʼeau à la pompe, faire sa toilette à lʼeau glacée dans un bassin de faïence à remplir au broc, dormir dans un lit aux rêches draps de lin, dans une chambre sans chauffage, et aider à soigner les cochons…
Il passe ses après-midi de liberté à jouer au bord de lʼYser avec ses condisciples en blouses grises. Sauf que ceux-ci se moquent de la sienne, dʼun joli bleu-roi – que sa mère avait jugé plus seyant que lʼaustère gris, de rigueur à lʼépoque – et quʼils le surnommaient “le bleu”…
Mais il apprécie la cuisine de la paysanne, rustique et saine. Le soir, on dîne à la flamande dʼun bol de café au lait avec du pain de village et du fromage élaboré par les moines du Mont des Cats, tout proche. Madame Dehondt écoute la radio pendant que son mari somnole dans son fauteuil, le chat sur son ventre, sous un chromo de Jean XXIII. Xavier, évidemment, dessine à côté d’eux.
“
Il nʼétait pas sot, Xavier, mais cʼétait un rebelle.il dessinait énormément et de façon extraordinaire… si on ne lui imposait rien”, dira Robert Deniel.
3.- La peinture de Dali : le choc – L’Ecole Nationale Supérieure des Beaux- Arts de Paris.
A.-Vers ses 14 ans, il tombe sur un numéro de Paris-Match qui publie un sujet sur Salvador Dali. Pour le jeune Xavier, cʼest le choc dʼune violente émotion qui va décider de sa carrière. Il est fasciné, comme il le dira plus tard, par cette peinture ”fine, dessinée, imaginative, débridée et digne des plus grands de la Renaissance”.
A 15 ans 1/2 ses dons commencent à sʼépanouir. Il travaille sans relâche. Prend des cours de dessin à lʼAcadémie locale mais nʼapprécie pas lʼenseignement quʼil juge médiocre. Cʼest ça Degans ! Un rebelle obsédé de perfection, déjà exigeant pour lui et les autres. Et un dynamiteur impitoyable des “conventionnels et des approximatifs” qui prétendaient lui apprendre le métier, et quʼil considérait, au mieux, comme “des décorateurs dʼétalages !”
Là aussi, il prend rapidement conscience quʼil nʼapprend pas ce quʼil souhaiterait.
“Le Maître tapait sur nos dessins quand ils ne lui plaisaient pas et ça les esquintait… ce nʼétait pas pédagogique” , se souvient Xavier à Dunkerque. Tandis qu’à Paris Maître Lemany avec lui c’était le bonheur, un pédagogue hors pair.
B.-Alors, quand son cousin parisien Philippe Longatte, par un jeu de relations, lui obtient une entrevue avec le maître Chapelain-Midy, professeur à lʼEcole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, il se sent prêt à affronter lʼépreuve. Avec sa mère, il prend le train, deux grands tableaux sous le bras, et débarque plus mort que vif rue Bonaparte. Les lieux nʼinspirent pas particulièrement lʼallégresse. Un cloître noirci délimitant une grande cour carrée. Des bâtiments austères
C- Chapelain-Midy était un homme impressionnant. Mince, méditerranéen, lʼair dʼun grand seigneur, le Maître, quoi. Deux jeunes gens attendaient déjà pour présenter leurs oeuvres. Ils sont rapidement expédiés et Xavier déballe ses tableaux. – “Quel âge ?” fait Chapelain-Midy. -”16 ans” Le maître examine longuement, sʼétonne, puis fait approcher ses élèves : “Regardez ça ! Cʼest diaboliquement habile.” – Il ira loin, ajoute-t-il à lʼadresse de sa mère. Et de déclarer, après cette prophétie, quʼil admet Xavier dans sa classe malgré la clôture des inscriptions et sur dispense dʼâge.
Commence alors pour lʼadolescent une vie de rapin, ascétique et studieuse. Et éprouvante aussi : logement insalubre, nourriture de cantine exécrable. “Je crevais de faim” me nourrissant surtout de yaourts”, me confiera-t-il. Dessin et encore dessin. Modèles vivants, hommes, femmes, vieillards, ou répliques en plâtre pour les antiques grandeur nature. Histoire de lʼart en amphithéâtre, recherches à la bibliothèque universitaire.
Alors il fréquente de plus en plus assidûment le Louvre, heureusement gratuit pour les étudiants. Il observe longuement les techniques, les compositions, les rapports chromatiques. Pas plus dʼun ou deux tableaux à chaque visite. Il dessine aussi, et se documente sur les sujets traités. Bref, il étudie pour de bon..
4.- La rencontre avec Salvador Dali
A.– Mais, son idée fixe, son obsession, cʼest dʼapprocher son idole, Salvador Dali. Il apprend, un jour, que le Maître en personne sera à la galerie Paccitti, Faubourg Saint- Honoré, au vernissage dʼune exposition de ses médailles frappées par la Monnaie de Paris. Foule énorme devant la galerie, des célébrités, des journalistes, des photographes. La présence du peintre catalan crée lʼévénement.
Dépourvu évidemment de carton dʼinvitation, il se tient près de la porte quand le Maître arrive enfin, dans sa Rolls prune. Avec le culot de la jeunesse, il réussit à se glisser dans un groupe constituant la suite du Comte de Paris ! Là, il aborde carrément Dali et lui dit : “Maitre je vous attends depuis lʼâge de 5 ans,” puis il lui baise la main ! Sous les flashes qui crépitent, Dali, sans doute charmé, en fait autant en lui mordillant les doigts. Puis il lui fait faire tout simplement le tour de lʼexposition ! Comme quoi le culot paie ! Bras dessus, bras dessous, ils parlent aux gens, Dali le présente, on les photographie encore, etc… Pour le jeune homme cʼest un conte de fées.
Le Maître est suivi comme son ombre par un curieux personnage, genre hidalgo ombrageux, mince, athlétique, que Dali présentera comme “Capitaine Moore”, en réalité chauffeur-secrétaire-garde du corps et factotum. Lʼhomme inquiète beaucoup Xavier. Dʼautant que ce personnage plutôt atypique porte sur ses épaules… un ocelot en pleine santé dans le genre caractériel ! Dans cet équipage, Dali entraîne Xavier dans la Rolls et lui demande ce quʼil veut exactement. “- Vous montrer mes tableaux” .
Ils roulent un moment dans le quartier. Xavier parle de sa peinture, de Chapelain- Midy, de son travail, de ses projets, et il croit exploser de joie quand le Maître lui dit tranquillement avec sa façon terrifiante de rouler les “r” : “Viens me voir demain à 9 heures à mon appartement de lʼHôtel Meurice rue de Rivoli .” Tout simplement.
Le jeune homme nʼa, bien sûr, jamais entendu parler du palace parisien. Mais il court annoncer la nouvelle à son cousin Longatte à Gentilly : “Salvador Dali mʼattend demain matin à lʼhôtel “Maurice” à Paris, rue de Rivoli. Tu sais où cʼest ?” Le cousin cherche un instant dans sa mémoire un “hôtel Maurice” rue de Rivoli, puis éclate de rire au nez de Xavier, en comprenant quʼil sʼagit forcément du célèbre “Meurice”…
B.– Le lendemain, ponctuel comme on lʼimagine, Xavier franchit lʼimpressionnante porte à tambour de lʼimmense entrée du Meurice, deux tableaux sous le bras. Le concierge considère avec une méfiance mal dissimulée cet adolescent qui transporte un carton surmené dʼoù dépassent des choses enveloppées de vieux draps, et lui demande ce quʻil veut. Le gamin répond quʼil a rendez-vous avec Salvador Dali. Etonnement. Téléphone.
Réponse positive de Dali. “Premier étage, au fond du couloir à droite, laisse tomber le concierge.
Dali en personne vient ouvrir ; robe de chambre en soie, moustache cirée et fait entrer. Le maître catalan occupait en toute simplicité lʼancienne suite du roi dʼEspagne Alphonse XIII ! Et là, Xavier est ébloui. Les yeux exorbités, ahuri par le luxe ambiant, et pétrifié de timidité. On le serait à moins. “Montrez-moi” , fait brièvement Dali en désignant le carton. Ils déballent le paquet à eux deux. Apparaissent alors deux huiles :
– LʼAssomption corspuculaire de la Vénus de Malo, désintégrée mais peinte dans un maximum de tension spirituelle (quel titre !), un tableau 1 m x 1,20 quʼil avait peint trois ans plus tôt quand il avait 14 ans et une
– Composition surréaliste avec visage éclaté sur la baie de Port-Llyghat (1 m x0,80). ( Port Llyghat est le hameau catalan, près de Cadaquès où Dali avait son atelier. Documenté sur son idole Degans avait adroitement choisi de peindre ce motif, pensant ainsi surprendre agréablement le Maître.)
Pendant que Dali examine très attentivement les tableaux, Gala, sa femme, apparaît. Mince dans sa longue robe marron glacé, son habituel noeud Coco Chanel dans les cheveux. Dali nʼinterrompt pas son examen, sʼattarde sur les toiles, et laisse tomber comme une sentence : “Ca manque de transparence,” puis il ajoute … mais cʼest diaboliquement habile” .
On se souvient que Chapelain-Midy, au mot près, avait formulé la même appréciation en découvrant le travail du jeune homme : “diaboliquement habile” . Et cʼest bien ce que lʼon ressent devant un Degans. Une peinture qui a effectivement quelque chose de surnaturel..
Mais, venant de Salvador Dali, le commentaire avait pour Xavier, on sʼen doute, valeur dʼadmission au cénacle. Gala, elle aussi, regarde les tableaux, questionne Degans sur ses études aux Beaux-Arts et ajoute au bout dʼun moment à lʼadresse de son mari : “Tu devrais lʼinviter lʼété prochain”…
Salvador fait asseoir Xavier. On apporte des rafraîchissements. De lʼeau de Vichy pour le Maître, Gala ne prend rien, et il y a une coupe de champagne rosé pour Xavier (il est 9 h 30 !).
Il continue de parler avec Gala sans sʼapercevoir que – curieusement – Dali avait machouillé deux boulettes de papier et les avait déposées sur le plateau des boissons ! “Prends-les” lui ordonne-t-il, au moment du départ. – “Et recontacte-moi au printemps à mon retour des Etats-Unis” . Il lui remet aussi une invitation dédicacée à une exposition des aquarelles quʼil venait de terminer pour les illustrations des poèmes de Mao-Tsé-Toung, dans une galerie du boulevard Malesherbes. Lʼentrevue avait duré 30 minutes. Il nʼavait pu finir sa coupe de champagne…
Dans le métro, Xavier fouille dans sa poche et défroisse les deux boules de papier encore humides. Deux billets de 500 francs ! Cʼétait beaucoup dʼargent à lʼépoque. En tout cas une fortune pour lui. Il achètera du matériel et se paiera un bon repas…
C.-Xavier peint fiévreusement en attendant le retour du Maître. Appliquant les conseils reçus, il règle le problème de la transparence.
Et il revoit comme prévu Dali en avril 1967. Il devient un familier de lʼentourage du peintre. Il croise chez lui des célébrités aussi différentes que lʼactrice Marina Vlady, nièce du peintre Poliakoff, ou la princesse de Bismarck…
Mais cʼest, nous le savons, un garçon pressé et il commencera à espacer ses visites, un peu lassé des mondanités et de perdre son temps à descendre acheter des cigarettes ou des journaux.
Jusquʼau jour où, arrivant au Meurice avec plusieurs tableaux très aboutis, Dali lui offre une canne à pommeau dʼargent, et laisse tomber : cʼest bien. Je tʼinvite cet été à travailler chez moi à Port-Llyghat sur un grand tableau.” Gala était présente, le regard perçant, elle souriait, énigmatique. Alors Xavier, ébloui, se fait violence pour ne pas les embrasser tous les deux.
Comment, en effet, un jeune étudiant aux Beaux-Arts, talentueux mais par nature porté sur la rigolade, ne serait-il pas foudroyé de bonheur quand lʼillustrissime artiste quʼil idolâtre lui propose tout de go de participer à une oeuvre qui deviendra mondialement connue ? Dʼautant que Dali qui postillonnait sur toutes les télés quʼil était fou du chocolat Lanvin, qui considérait la gare de Perpignan comme le centre du monde et défonçait allègrement la Dentellière de Vermeer dʼune lance rageuse, nʼétait pas le dernier pour la rigolade…
5.- L’équipée espagnole – Dans l’atelier de Dali
A.- Les parents Degans sont favorables à cette équipée. “Quand bien même ils ne lʼauraient pas été je serais parti quand même” , mʼassure le peintre. On sʼen doute. Mais il est muni dʼun très maigre viatique et décide prudemment (si lʼon peut dire) de rallier Port- Llyghat … en stop ! Avec son sac à dos rempli de matériel et de linge et la fameuse canne salvadorienne.
Et lʼaventure commence. Dunkerque-Port-Llyghat en Catalogne, ce nʼest pas la porte à côté, comme on dit. Mais comme tous les audacieux il est servi par la chance. Jusquʼà Paris pas de problème. Jusquʼà Reims non plus. Une voiture sʼarrête à la sortie de la
capitale. Un joli coupé sport Peugeot 204. Au volant, le fils Taittinger, celui du champagne, qui rentre chez lui à Reims. Ils sympathisent et Xavier est hébergé à lʼhôtel particulier familial. Pas mal, pour une première nuit de voyage, non ?.
Le lendemain, son hôte le remettra sur la route, direction plein sud. Cʼest lʼété. Il dormira au bord des canaux, puis sur des plages, volera du raisin encore trop vert mais bon pour un affamé, et arrivera enfin à Perpignan.
Là, il prendra le tortillard de montagne pour Figueras, puis il atteindra enfin Port- Llyghat en stop. On lui explique quʼil faut escalader la colline et que, derrière, se trouve la maison de Dali.
Port Lyghat est un hameau de pêcheurs, lové dans une crique minuscule. Des pinasses bariolées, mer indigo, soleil strident : une carte postale. Au bout de la montée il est épuisé : il fait chaud au mois dʼaoût en Espagne. Et Xavier, en bon flamand, déteste la chaleur ; il sue sang et eau.
Il trouve enfin la maison. Cʼest en fait un groupe de bâtisses dont certaines sont réunies entre elles et surélevées dʼun étage. Sur lʼun des toits, un pigeonnier hérissé de fourches servant de perchoirs aux oiseaux, et couronné dʼun gigantesque oeuf en stuc ! Pas de doute, on est chez Dali.
B.– Une grosse dame Maria vient ouvrir, le fait entrer et il sursaute : dans le couloir, un ours énorme, dressé sur ses pattes de derrière et la gueule ouverte le fixe avec convoitise, naturalisé mais quand même. Sa surprise passée, il explique à lʼemployée quʼil vient voir le Maître. Elle ne comprend pas un mot de français et il doit écrire sa requête sur un papier ; elle sʼéloigne, le laissant seul avec le plantigrade, dont il apprendra plus tard quʼil sʼagit dʼun cadeau de Max Ernst à Dali.
Il patiente une demi-heure dans son couloir avec lʼimpatience et la fébrilité que lʼon imagine et elle revient enfin, disant comme elle le peut, quʼil faudra revenir… mais dans une heure !
Pour tuer le temps, il visite les environs. Au sommet de la colline, la tour en pierre dʼun ancien moulin donquichottesque en diable, que Dali avait peinte plusieurs fois. Jolie vue sur un paysage méditerranéen plus vrai que nature : les barques et le petit port, oliviers, pinèdes, cultures en terrasses vert foncé, chemins de terre rouge.
C.– A lʼheure dite, il se présente à nouveau. On lʼintroduit enfin auprès de Salvador Dali. Un grand salon clair avec une banquette faisant le tour de la pièce. Puis lʼatelier. Grande hauteur sous plafond avec fosse pratiquée dans le plancher. De sorte quʼon pouvait monter ou descendre à volonté un tableau de très grande dimension par un ingénieux système de poulies et de câbles. Ainsi, le peintre pouvait travailler toujours sur le même plan, sans se fatiguer inutilement, puisque cʼétait le tableau qui était mobile.
Au déjeuner, oursins, riz, et poissons pêchés par Arturo, le chauffeur et époux de Maria, un petit homme chétif portant béret et qui formait avec Maria, lʼemployée de maison corpulente mais bonne cuisinière, un couple pittoresque.
Gala est présente. “Capitaine” Moore, lʼhomme à lʼocelot, entrevu déjà à Paris, hante aussi les lieux On parle peinture. Dali lui retient et lui paie une chambre à lʼunique hôtel de lʼendroit. Le lendemain, première journée de travail et… déception .
D.- Réveil à 7 heures. Dali lui demande de… découper un maximum de boîtes de conserves usagées à la scie à métaux ! Et il lui explique quʼil a besoin dʼune grande quantité de tôle pour réaliser une immense sculpture : un Christ mort, une oeuvre gigantesque de 20 m de long, dont la cage thoracique ne sera rien moins quʼune barque entière quʼon habillera de fer blanc rouillé !
Il fallait donc découper des centaines de boîtes vides ! Un jeune garçon du coin, José, faisait des allers-retours, de la maison à la décharge publique, avec des brouettes remplies des précieux emballages. Et les deux gamins transpireront toute la journée sur leur corvée. Xavier nʼest pas content. Et il souffre terriblement de la chaleur.
E.– Le jour suivant, toujours à 7 heures, il est enfin convié à collaborer au “grand tableau” dont lui avait parlé Dali. Lʼoeuvre en gestation, déjà bien avancée, cʼest “La Pêche au thon” et Xavier y travaille avec lʼémotion que lʼon devine. Il peint, entre autres, les magnifiques vagues écumantes situées dans les parties basses à gauche du tableau. Lʼoeuvre se trouve actuellement à la Fondation Paul Ricard, sur lʼïle de Bendor, dans le Var, me dit Degans.
Pendant les 10 jours que durera sa collaboration, le jeune homme constatera que Dali est en fait un immense “bosseur”. Levé chaque jour aux aurores, possédant une culture universelle, et menant une vie très rythmée : levers, couchers, repas et courtes siestes toujours aux mêmes heures. Cʼest quʼil se devait aussi à ses visiteurs, des célébrités – savants et artistes – du monde entier et quʼil lui fallait bien sʼorganiser pour concilier mondanités et travail.
F.– Arrive le moment du départ pour Degans. Dali, qui doit visiter sa soeur à Barcelone, lui propose gentiment de profiter de la voiture et de le conduire à lʼaéroport. Et cʼest parti. Degans se rappelle avec un sourire la grosse américaine à la capote trouée conduite par Arturo, sur les routes locales riches en nids de poule. Il nʼoubliera pas non plus que Salvador Dali lui remettra en dollars une somme suffisante pour payer son voyage de retour.
Arrivé à lʼaérogare, Xavier attend que la voiture ait disparu et quitte lʼaéroport aussitôt : il a décidé de garder lʼargent et de rentrer en stop pour se constituer un pécule. On ne sait jamais. Et le revoilà, bras tendu et pouce levé, sur les routes.
G.- Un vieux pick-up Peugeot 403 gris chargé de vieilles ferrailles hétéroclites sʼarrête un jour à sa hauteur quelque part en Languedoc-Roussillon et le prend. Le type, un homme jovial, le cigare à la bouche, vêtu dʼun bleu de chauffe nʼest autre que le sculpteur César !
Un signe, peut-être ?
Ils parlent évidemment de peinture, de sculpture, de Dali, des Beaux-Arts, puis César doit lʼabandonner car il continue jusquʼ à Nice.
Le jeune homme rentrera enfin chez lui, fin août, pris la plupart du temps par des camionneurs trop heureux dʼavoir un compagnon de voyage pour les aider à lutter contre le sommeil..
6.- Dans le Paris soixante-huitard – deuxième année aux Beaux-Arts
A.– Deuxième année aux Beaux-Arts. On est en septembre 1967, en pleine période hippy.
Cʼest la fête. Mais lui travaille beaucoup, contrairement à nombre de ses condisciples, plus fêtards quʼartistes, et qui sont plus intéressés par les rites dyonisiaques que par les secrets de lʼart. Il y a là des personnages étonnants qui lʼeffarent un peu : Nicky de Saint-Phalle, la quarantaine mais en longue robe à fleurs très tendance, qui vient recruter des modèles pour ses sculptures, le neveu dʼun illustrissime chef dʼEtat africain qui débarque en Jaguar “E”, père de 5 enfants et néanmoins boursier, les deux situations ne semblant pas incompatibles, le sculpteur Adam aussi, qui se pointait avec le même bolide ; et bien dʼautres évidemment, tout aussi pittoresques
Xavier déambule le nez en lʼair dans un Paris aux couleurs automnales. Curieux de tout, en découverte de tout. “Chaque rue est intéressante.” , dit-il. Il marche, il marche, il veut tout voir. Sauf la place du Tertre quʼil juge bonne pour les cars belges … pardon pour lui, les amis belges.
B.- II tombe en arrêt un matin devant un type en casquette et guêtres blanches qui astiquait nonchalamment, rue de Seine, une Rolls qui nʼen avait pas besoin. Il engage la conversation et apprend que lʼhomme est le chauffeur du peintre Poliakoff, quʼil ne connaît pas. Il se renseigne autour de lui et apprend que lʼartiste est une célébrité.
Encore un signe ?
Curieux toujours, il décide dʼaller voir dans une galerie à quoi ressemble le travail de Poliakoff, trouve le peintre sur place, sollicite et obtient un rendez-vous un matin à 11 h , rue de Seine. Qui ne demande rien… nʼest-ce pas? ….
C.- Serge Poliakoff, lʼoncle de Marina Vlady rencontrée chez Dali, le reçoit aimablement. Il porte sur ses vêtements une robe de chambre en soie. Un atelier tout blanc, verrière, tapis sur les murs. Le peintre parle de son oeuvre, de la “vibration de la couleur”, de “lʼabstraction géométrique”. Xavier reste une heure, remercie et sʼen va, perplexe. Et en déduit que les seules choses que Poliakoff et Dali aient en commun sont la robe de chambre et la Rolls.
Un autre matin, près du Luxembourg, Xavier heurte distraitement un piéton vêtu dʼun costume de velours bronze et qui descendait dʼun taxi. Il le retient dans ses bras pour lʼempêcher de tomber…et réalise trop tard que cʼétait… Pablo Picasso !
Encore un autre signe ?
Cʼétait le temps des utopies et du fourmillement intellectuel dʼune fin dʼépoque.
Degans, sʼattable de temps en temps aux “Deux Magots” et observe. Sartre et Aragon hantent “Le Flore”, en face. Les académiciens (Joseph Kessel, Maurice Druon, Marcel Achard, etc…) fréquentent, eux, un bar-tabac au coin de la rue Bonaparte et du Quai Malaquais, voisin de lʼAcadémie et des Beaux-Arts.
Xavier réussira toutes les U.V. de son cursus dʼun seul coup dans le délai de deux ans, ce qui nʼétonnera personne. Pas plus, dʼailleurs, que son refus dʼaller chercher son diplôme. “Pour ne pas être tenté de finir prof de dessin”, dira-t-il.
D.- Surtout quʼil nʼest pas rassasié dʼenseignement, loin sʼen faut. Il décide dʼapprendre cette fois la technique délicate de la lithographie. Mais pas chez nʼimporte qui, souci de perfection oblige. Il choisit les meilleurs en la matière : lʼimprimeur Mourlot, qui exerçait rue Barrot, près de la porte dʼItalie, où il fera ses premières planches, et “Art Litho” ensuite, dans le XVe
La lithographie est un art à part et dʼune rare complexité. Degans mʼa parlé de dessins sur plaques de zinc, de calques, de presses en bois ou non, de gras et de maigres inmiscibles, de la nécessité dʼune plaque par couleur, parfois une vingtaine pour une seule production. Mais jʼavoue avoir été un peu dépassé par ces données techniques. Et jʼai appris que ces images que lʼon prend souvent pour des affiches sont, en fait, des oeuvres dʼart originales.
Dans cet antre, où collaborent le manouvrier compétent et lʼartiste, il croise les peintres Toffoli et Chagall, Miro, Paul Delvaux et Pablo Picasso, Labisse, Françoise Gillot, etc…et Aimé Maegh, le mécène, qui créera la célèbre fondation éponyme dʼArt contemporain à Saint-Paul de Vence, et qui est, par ailleurs, lʼheureux éditeur de Chagall.
7.- Retour chez lui. Une carrière qui démarre en trombe
A.- Et il revient enfin à Dunkerque où, dans une frénésie créatrice, il peint aussitôt 40 tableaux de suite ! Oui, quarante !
Il travaille jour et nuit dans sa chambre, chez ses parents et décide enfin dʼexposer ses oeuvres . Oui, mais où ? Dunkerque nʼa pas de galerie à proprement parler. Alors cʼest dans le sous-sol du libraire Demey quʼil installe ses cimaises et accroche ses oeuvres. Des portraits, des marines, des paysages fantastiques, de tout.
Et le public ne sʼy trompe pas, qui lui fait un triomphe. Il vend tout, notamment une oeuvre étrange et dérangeante évoquant lʼintérieur dʼun utérus. Le chirurgien Villette, un notable local, la lui achète, enthousiasmé. Il paie et sort… puis revient deux minutes plus tard pour lui prendre encore … 20 tableaux, dont une “solitude”!
En Flandre maritime, le littoral étire ses longs rivages de sable blond et, à marée basse, il reste sur les plages dʼétranges chemins dʼeau, créant dʼinsolites rébus, dessinant sur les grèves une immensité de poésie, de silence et de solitude. Nous allons parler de solitude..
B.– Ce thème de la solitude est récurrent chez Degans : dans des marines éblouissantes on voit souvent au loin, représenté de dos, un homme seul, perdu dans lʼimmensité dʼune plage au couchant, et qui regarde vers le large, éclairé obliquement par une lumière tragique. “Je me sentais très seul étant jeune, jʼétais dans mon monde, incompris par les miens, et jʼerrais dans le port ou sur la plage … je pensais au voyage, à lʼau-delà, au cosmos “, me confie-t-il
Emotion poignante dans ces oeuvres-là, où lʼon identifie la solitude de lʼartiste hésitant à continuer vers le large, seul avec son génie créatif, avec ses tumultes intérieurs aussi, et qui espérerait quʼon le rejoigne enfin dans lʼintimité de son ombre portée sur le sable, laquelle nous évoque par sa démesure, une béquille abandonnée nʼapportant quʼun trop dérisoire soutien à lʼhumain solitaire…
Ces tableaux connaîtront un succès constant auprès du public et on peut le comprendre. Degans a su magnifiquement traduire, avec de la beauté en plus, ce qui nous est commun à tous, dans notre inconscient collectif, comme dirait Jung. Nous sommes seuls, tous. Seuls avec nos doutes, mais avec la certitude de notre fin inéluctable, seuls avec nos angoisses existentielles, nos désirs secrets inassouvis, nos frustrations rentrées, nos pulsions refoulées, nos faiblesses inavouées, nos bleus à lʼâme, et même seuls dans lʼunivers, peut-être.
Et le public a compris le message ; inconsciemment ou pas, il a reçu en plein coeur lʼémotion de sa propre précarité, de sa fragilité, de son abandon.
Cʼest cela la magie, la mission et la finalité de lʼart vrai. Nous tendre un miroir pour lʼâme. Pas de complications hermétiques ou alambiquées dans ces tableaux-là. Juste du tout simple.
Et sʼil y a une définition du génie, elle est là : faire plus avec moins. – “Lʼartiste est un point où converge une foule de rayons qui sont les sociétés… de ce point en surgit un autre qui est lʼart… la peinture, cʼest de la lumière pétrifiée…” , mʼexplique Degans.
8.-Un peu d’humour dans un monde de marketing – La Vénus de Malo
A.– Il commence à être connu. A gagner de lʼargent. Il se loge sur la plage de Malo, sur la Digue même, face à cette mer du Nord quʼil a tellement peinte. Bien qu’il ne regarde jamais la mer ou les couchers de soleil en direct, il préfère peindre des émotions, des souvenirs, des atmosphères, avec sa sensibilité et son humeur du moment.
Comme son maître Dali, Xavier a eu, à ses débuts, un certain sens de lʼextravagance dans la promotion artistique et beaucoup dʼhumour aussi. Il se montre volontiers enveloppé dʼune longue cape noire, sa canne à pommeau dʼargent en main, rien que pour agacer les bourgeois locaux. Mais, après tout, Dali avait fait bien pire, on le sait, avec ses moustaches ascensionnelles, sa gare de Perpignan nombriliste, sa folie chocolatière et sa Dentellière violentée.
Un jour, pourtant, Degans décide de sʼoccuper un peu mieux de sa promotion. Mais sans doute avec un esprit sensiblement différent de celui du peintre catalan. Dali voulait devenir riche pour étonner son père, me dit Xavier. Il voulait de lʼargent, beaucoup dʼargent, et il en eut. Au point que le “pape” du surréalisme André Breton fera de son nom une anagramme féroce que tout le monde connaît :“Avida Dollars”. Dali pratiquait donc la dérision, le burlesque et lʼabsurde dans une optique publicitaire.
Chez Degans, il sʼagissait probablement plus dʼhumour que dʼautre chose. Parce que, sʼil avait été obsédé par lʼargent cela se saurait. Bref, revenons à son opération promotionnelle.
En 1966 sur la plage de Malo, la municipalité installe, en saison, de longues rangées de cabines de bain multicolores, quʼon appelle ici des kiosques, et qui permettent aux filles pudiques et autres chochottes, de changer de slip ou de soutien-gorge à lʼabri des voyeurs.
Et Xavier se dit que transporter momentanément son atelier… sur le toit dʼun de ces édicules ne ferait pas mal dans le décor…Sitôt pensé, sitôt fait, et il hisse chevalet, chaise et matériel au sommet dʻune de ces cabines. Pour corser le tout il se coiffe dʼun chapeau melon auquel il a fixé une bougie allumée… qui sʼéteignait souvent.
Puis, lʼair superbement détaché, il commence à travailler là-haut, feignant dʼignorer les gens qui sʼarrêtent pour regarder et qui rigolent discrètement en émettant des doutes sur la santé mentale de lʼhurluberlu. Certains grincheux sʼoffusquent, parlant même dʼappeler la Police. Bref, il réussit son coup, même si lʼévénement tient autant de lʼopération marketing que de la blague de potache.
Il commence tranquillement à peindre ce qui deviendra “La Naissance de Vénus de Malo” , un sujet qui sʼintègre on ne peut mieux dans le site, rendant au passage, un bel hommage posthume à Boticelli ; sauf que la sienne se présentera de dos, ce qui nʼest pas mal non plus côté courbes.
Ce quʼil ne sait pas encore, cʼest que cette oeuvre lui vaudra la Médaille dʼOr de la Ville de Paris, mais surtout, quʼun destin malicieux va insinuer dans la foule qui sʼamasse de plus en plus en bas du kiosque, une autre vénus, bien réelle, celle-là.
B.- De temps en temps, quand même, il jetait un regard furtif et jubilatoire sur son public, en bas. Et soudain, il sʼimmobilise. Les yeux lui jaillissent des orbites comme ceux du loup de Tex Avery lorgnant Betty Boop : de son perchoir il a une vue imprenable et au surplus plongeante sur le décolleté dʼune blonde étudiante en maillot de bain deux (petites) pièces de vichy rose et blanc façon Brigitte Bardot, mais dont le balconnet était nettement plus surmené que nʼaurait pu le rêver la star. Le jeune homme en est foudroyé (sic). Elle, elle admire le tableau, regarde et rit, nonobstant le fait (il le saura plus tard) que sa mère soit la propriétaire du kiosque squatté…
Ils se parlent, Xavier sʼimposant de méritoires efforts pour la regarder dans les yeux, on lʼimagine. Edith est dunkerquoise mais elle termine une maîtrise de biochimie à Lille et poursuivra ensuite ses études dʼingénieur à Paris. Pour lʼanecdote, la jeune fille habitera rue de la Tour-Maubourg, dans la chambre de bonne de lʼappartement où avait logé un certain… Bernard Buffet !
Toujours un signe ? Peut-être pas , mais quand même, une telle accumulation de hasards concordants finit par devenir une sémiotique particulièrement insistante, à la fin. Non ?
Il reverra la jeune fille plus tard, dans une boîte de nuit, puis encore plus tard en promenade sur la Plage, et il finira par lʼemmener chez lui. Il lʼépousera en 1976. Elle sera lʼépouse quʼil lui fallait : Intelligente, infatigable, indulgente, excellente cuisinière et capable de supporter les cyclothymies dʼun artiste. Et elle lui donnera deux beaux garçons, Georges et Charles-Emmanuel.
9.- L’Artiste reconnu – carrière internationale
Viendra alors le temps des expositions qui seront autant de triomphes (Gand,, Metz, La Baule, Monaco, Bruxelles, etc… ; la télé belge, FR3 lui consacrent des reportages) Partout, il crée lʼévénement. Les médias relaient son succès.
Il va se proposer chez lʼexpert Raphaël Mischkind, le plus grand galériste de Lille, qui le soutient tout de suite et le garde trois semaines, puis lʼaccueillera encore plusieurs années de suite. Ventes importantes à des célébrités ou non. Cʼest le succès complet. Mais il travaille jour et nuit. Et le succès dure.
Ecoutons Raphaël Mischkind : “… son parcours (va se diversifier) à travers toute la France et dans les capitales étrangères en de nombreuses expositions de toiles, dʼaquarelles, de lithographies. A 26 ans il devient lʼun des plus grands noms mondiaux de lʼart pictural contemporain”.
A La Baule, notamment, il est convié à une exposition collégiale présidée par Madame Claude Pompidou, avec Olivier Guichard maire de la ville et Maurice Druon, ministre de la Culture. Il retrouve là, Bernard Buffet, Léonor Fini et dʼautres, et cʼest encore le succès.
Sa peinture évolue en finesse, en sûreté, en hardiesse. Il refuse la facilité et lʼopportunisme, le “commercial”. Et il cesse, malgré la demande, de “continuer à peindre ce qui plaît aux gens. Il veut construire “une oeuvre puissante digne des plus grands” et entreprend une évolution importante dans sa manière.
Sa sensibilité le conduit souvent à traiter des paysages, qui sont autant de prétextes à suggérer un symbolisme fantastique. Ainsi, il évoque la fragilité des hommes, la fuite du temps, le dérisoire des certitudes, lʼangoisse de la mort. Ses symboles iconiques traduisent sa vie intérieure profonde.
Par exemple, la cerise, récurrente chez Degans, est un langage poétique. Cʼest lʼamour et lʼharmonie. “Quand je vois une jeune femme qui mange une cerise, jʼai lʼimpression quʼelle pratique une petite fellation” … jʼinvente mes symboles .
Son imaginaire conçoit le fruit comme lʼindivisible à cause de son noyau dur ; comme la pierre angulaire du corps humain, comme un coeur fêté par ses hématies…en somme les idées pulpeuses sous la peau de la pensée…
Dans le tableau “La cerise sur la plage” , le fruit, énorme et sensuellement traité, paraît prêt à sʼenvoler pour se réfugier sous la mer où dʼautres lʼattendent. Et la mer est hérissées de ces queues de cerises, comme des poils sortant dʼune peau. Et pour lʼallégresse, pour lʼhumour omniprésent chez le peintre, pour la poésie aussi, la queue de cette cerise “musicale” est recourbée à son extrêmité comme la crosse enroulée dʼun violon…
En sʼapprochant, on découvre, comme par magie, que les alentours sont reflétés dans une fenêtre inattendue placée sur la surface convexe et brillante du fruit. Ce reflecteur- cerise est offert au spectateur comme un moyen dʼintrospection. Cela nous ouvre un espace multidirectionnel. Et lʼensemble resplendit dans un couchant sublime où le soleil, sur lʼhorizon incendié, est… carré !
Dans lʼunivers degansien la cerise est souvent associée au chat noir. Un chat luciférien qui lévite paisiblement, juché sur sa cerise, au-dessus dʼun marais de la Flandre profonde, si cotonneux dans sa brume, quʼil devient lʼhumilité même.
Il faut prendre du temps, sʼasseoir devant un tableau et chercher.son bonheur de voyager avec lʼartiste dans le rêve fantastique. Et être capable de regarder dans le miroir tendu. Et de saisir le cadeau offert.
10.- Degans et la physique nucléaire – collaboration à l’ouvrage de Jacques Leclercq, Directeur de l’aménagement de la Centrale de Gravelines
A.- “Quand jʼétais petit, jʼétais passionné par les mathématiques, la géométrie, lʼastronomie, lʼinfiniment petit, lʼinfiniment grand, me dit-il. Cʼétait du rêve pour moi. Lʼinformation contenue dans les systèmes physiques se rapproche du contenu du rêve””
Dans son tableau “Les cinq sens” il met en évidence la cerise-électron et la framboise atomique ; dans un autre, la pomme “nucléaire” Ou alors par une transmutation fantasmatique dʼatomes, cerise et fraise, coeur et sexe, fusionnent érotiquement pour devenir “ceraise”… Cela vous donne le tournis.
Mais, justement, parlons de lʼatome, de la physique nucléaire. On peut croire Degans quand il dit que ces sujets le passionnent.
Car en 1986, Jacques Leclercq se prépare à publier chez Hachette un important ouvrage intitulé “Lʼère nucléaire” . Lʼauteur, polytechnicien et ingénieur en chef des Pont-et- Chaussées, sait de quoi il parle, puisquʼil fut à lʼorigine du lancement du programme nucléaire français et quʼil participa ensuite directement à sa mise en service. Dʼabord sur la centrale de Blaye en Gironde, puis à Gravelines à la tête des six tranches du chantier. Cʼétait aussi un ami et grand admirateur de Degans. Et cʼest tout naturellement quʼil lui demanda de participer à lʼillustration de son livre.
Et il fit bien parce que, là encore, lʼartiste donna toute la mesure de son talent. Ses aquarelles ouvrent chacun des sept chapitres du livre et elles sont exceptionnelles dʼimagination et de rigueur technique.
La première rend hommage aux pionniers de lʼénergie nucléaire. Elle montre dans lʼarbre de la connaissance, au détour dʼun chemin sinueux, les portraits étonnamment fidèles dʼAlbert Einstein, Henri Becquerel, Pierre et Marie Curie, Enrico Fermi, Robert Oppenheimer, Frédéric Joliot, Irène Curie, Ernest Lawrence, Igor Kourtchatov et Ernest Rutherford.
Un poème de Victor Hugo pris dans “Les Voix du Seuil” est placé en regard de la superbe aquarelle qui ouvre le chapitre deux, consacré aux filières, cʼest-à-dire aux différents types de centrales. La présence de ce texte à cet endroit était un choix particulièrement judicieux :
… Le poète assistait…
Aux chaos combattants la vie, aux héroïsmes Des globes affrontant les rudes cataclysmes,
Au miracle, à lʼatome ; et son regard voyait
Des naissances dʼédens dans lʼabîme inquiet, Des jets dʻétoiles dʼor, des chutes de décombres, Et des explosions de créations sombres.”
De ce poème prémonitoire, Degans a tiré une évocation de la domestication de lʼatome qui évoque deux phases de la construction de la centrale française de Chinon. Elle est représentée, dans un calme paysage de rivière et de forêts, dispensant la lumière à la cité des hommes. A la base de lʼunivers figuré par une galaxie, la réaction de fusion ou de fission. Autour dʼun noyau dʼatome sur fond de ciel noir étoilé, des trajectoires dʼélectrons explosent comme les fusées dʼun feu dʼartifice
Pour le chapitre trois, consacré à la sûreté et à lʼenvironnement, Degans a imaginé Prométhée venu du lointain dʼune nébuleuse spirale, ayant volé le feu du ciel pour le remettre aux hommes. Le dieu, au terme dʼun voyage intergalactique, a quitté son attelage de chevaux fous pour présenter une torche au-dessus dʼune centrale sécurisée. Une succession de solides barrières lʼenferment et protègent le public, symbolisé par une dune en forme de baigneuse.
Comme le souligne Jacques Leclercq dans la quatrième partie consacrée à lʼarchitecture nucléaire, “il serait excessif de prétendre que les préoccupations dʼesthétique lʻemportent sur les nécessités du fonctionnel”. Aussi, lʼartiste a évité le piège du conventionnel qui aurait consisté à représenter un cube banal surmonté dʼun dôme. Il a choisi la perspective ascendante vertigineuse de la coque dʼune tour de réfrigération. Et tout converge et se précipite, avec les crayons de combustible, vers un nouveau soleil qui jaillit dans un halo.de nuages. Lʼensemble dégage une énergie et une dynamique saisissantes.
“Une centrale nucléaire est le croisement de trois types de compétences : des physiciens, des chaudiéristes “bouilleurs dʼeau” et des électriciens… le facteur qualité est déterminant” , explique encore Jacques Leclercq. Cʼest pourquoi Degans a voulu rendre hommage aux constructeurs de ces machines. Sous une coupole en construction ouverte sur un ciel pastel, les matériels empruntés aux diverses technologies sʼétagent, impressionnants La montre et ses rouages symbolisent la précision, la qualité et le fini des pièces gigantesques de ces machines. Le peintre a montré encore une fois lʼétendue de sa maîtrise technique et la richesse de son imaginaire.
Lʼavant-dernière aquarelle illustre le cycle du combustible, production dʼuranium, conversion du minerai, enrichissement, fabrication du combustible, retraitement de la matière irradiée et stockage des déchets. Lʼaquarelle de Degans évoque ces différentes étapes. La terre creusée en conque comme un théâtre antique où se joue le destin de lʼhomme, fournit le minerai. Lʼuranium boucle une trajectoire complexe dans les étapes du cycle, lovées autour de lʼampoule illuminée par lʼhélianthe blanc symbolique de la fission productrice de lʼélectricité. Traité comme une fusée, le combustible retourne à la terre après retraitement, compactage et vitrification, matérialisés par les fûts de béton enfouis dans un tumulus.
Lʼensemble placé sur fond de ciel bleu avec cumulus de beau temps au-dessus dʼun paysage de campagne paisible, marie la pertinence scientifique à la poésie.
Et pour finir, Degans évoquera la distribution de lʼénergie. Les lumières de la ville, que lʼon devine au loin, derrière des frondaisons à contre-jour, illuminent le ciel nocturne comme un autre soleil. Vers la cité, se dirige la toile dʼaraignée des lignes sortant de la centrale invisible et bienfaisante. Cʼest tout simple, apaisant et réussi comme par inadvertance.
Dʼautres artistes illustreront le livre (Sonia Delaunay, Kurt Kranz, Friedensreich Hundertwasser, Fernand Léger, Jean Pattou, Granger, Roy Lichtenstein, Mohlitz, Alexandre Istrati, Vasarely, Carzou, etc… mais leurs oeuvres ne sont pas toutes appropriées au sujet traité puisque conçues le plus souvent pour elles-mêmes.
Degans a travaillé sur commande et ses aquarelles, en parfaite adéquation avec le propos de lʼouvrage, sont magnifiques. Cʼest pourquoi elles figurent en tête de chapitre et que lʼartiste bénéficie en fin dʼouvrage dʼune notice biographique et dʼun rappel photographique des oeuvres. Cʼest onze mois de travail qui étaient ainsi reconnus.
On peut les voir aujourdʼhui dans le salon dʻhonneur de la Mairie de Gravelines.
11.- Evolution dans la manière – des recherches qui dérangent la raison.
A.- Degans a peint aussi beaucoup dʼautoportraits. Ils sont tous fascinants parce quʼils ne sont jamais présentés comme tels et quʼils nʼont rien de simplement réaliste. Lʼoeil voit tout mais ne se voit pas lui-même, me dit-il.. Et il mʼexplique : “Dans “Lʼoeil à la coque” jʼai peint mon oeil avec mon autoportrait qui se reflète dans mon propre oeil. Du jamais fait. Jʼaime faire ce qui nʼexiste pas… il faut ouvrir de nouveaux sentiers.. Cʼest en fait une complexe composition en abyme et en ricochets optiques qui donne le vertige et dérange la raison. Comme toujours.
Il se définit avec lucidité, mais sans vanité, comme un peintre “maximaliste” et il est facile de le croire. Il suffit de regarder ses tableaux. Et de lʼécouter :
Jʼai toujours été fasciné par la matière, en usant tour à tour et parfois simultanément dʼune touche ferme, dʼune touche en pointillés qui rend finement la lumière, dʼune touche fondue en multipliant les glacis et les transitions… la technique de lʼhuile posée frais sur sec autorise les superpositions de tons et de retouches. Par lʼutilisation de nouveaux liants en réalité très anciens comme lʼambre, on arrive à obtenir des nuances et des transparences irréalisables autrement. Quand jʼétais jeune je me faisais violence pour rendre la matière en trompe-lʼoeil aussi aqueuse ou visqueuse que la réalité. Quand je peignais une plume il fallait quʼelle soit aussi légère quʼune vraie plume, et pas une plume qui pèse trois tonnes. Ca se fait par la lumière, par la finesse, par la connaissance réelle de la structure du sujet, par la précision, par le velouté… pour que la plume sʼenvole…”
B.- Il porte une attention minutieuse aux lumières des petites choses à peine visibles comme si elles étaient vues à travers un verre grossissant ou un prisme. Ici, le ciel est peint selon la loi de Raleigh en microgouttelettes.(Loi de Raleigh. On remarque dans les tableaux hollandais anciens, dont ceux de Vermeer, une qualité de lumière particulière aux paysages flamands , notamment les ciels ; au point que cette singularité a interrogé la communauté scientifique. John William Raleigh, physicien, mathématicien et astronome britannique, Prix Nobel 1904 , en a founi une explication qui relie la diffusion améliorée de la lumière notamment à lʼimportance de lʼhygrométrie dans les milieux concernés. Le taux élevé de lʼhumidité ambiante, constituée de micro-gouttelettes dʼeau, autorise une multi-diffraction de la lumière et donc une meilleure diffusion des couleurs. Degans, sʼinspirant de cette loi, a poussé le souci de la perfection jusquʼà peindre réellement ces microgouttelettes invisibles dans la nature, pour tenter dʼaccroître encore la luminosité de ses ciels.). Là, en tenant compte de la météorologie locale de la saison, de lʼheure, de la qualité de lumière dans lʼatmosphère, etc…
Certains détails “font penser à la photographie révélant des choses fascinantes comme le vertige”… parfois il fausse volontairement la perspective “pour faire tomber lʼoeil dans le néant” Cela lui permet “de faire cohabiter plusieurs mondes disparates”.
C.- Le vertige, justement. Parlons un peu du vertige. Degans voue une admiration particulière à Johannes Vermeer de Delft, son grand aîné hollandais du XVIIe, et ce nʼest pas par hasard.
Il a, comme lui, une des visions la plus intériorisée qui soit. Il possède, comme le maître hollandais, un goût affirmé pour lʼessence silencieuse des choses, pour les jeux de lumière dans lʼespace, pour la matière et pour les accords chromatiques. Rappelez-vous “le petit pan de mur jaune” quI fascinait tellement Marcel Proust contemplant la “Vue de Delft””.
On retrouve chez Degans la subtilité, la justesse et cette sensation indéfinissable quʼon ressent devant un Vermeer : un vertige qui vous “attire dans le tableau” comme un appel dʼair vous aspirerait dans une spirale dʼescalier.
Et il va encore plus loin. Il veut délibérément, il prémédite, il a lʼambition démesurée du démiurge de sʼapproprier le coeur et le corps et lʼâme de celui qui passe devant son tableau. Non sans présenter adroitement le piège comme une curiosité amusante : des images cryptées, doubles, triples, voire quadruples qui, observées simultanément deviennent, par une magie optique, une seule évocation, avec une profondeur telle que lʼoeil en perd le sens de lʼéquillibre et le cerveau la raison.
Dans cette occurrence, regardons trois chefs-dʼoeuvre significatifs : “La Mort du père”, “Lʼintrospection de Vermeer” et “ Lʼatelier du peintre”.
12.- Degans et le métamorphisme – images multiples : vertige, poésie, tendresse et émotion. Fascination de Vermeer
A.– Le premier tableau,“La Mort du père”, est particulièrement représentatif de ce métamorphisme. On identifie dʼabord, près dʼune rivière, un vieillard en chasuble rouge qui offre une rose jaune à un jeune garçon à lʼattitude recueillie, en costume blanc intemporel et chapeau de paille.
Aux second et troisième plans, une barque, un enfant assis sur un ponton de bois devant une cabane pour une partie de pêche avec son père, plus avancé dans la rivière. Un chat noir est posté sur le toit de la baraque. En avançant dans le tableau on trouve une cascade, un autre petit pêcheur, une autre barque,un vieux pont de briques à deux arches, des arbres étranges et, à lʼhorizon, un paysage flamand avec clocher et moulin. Le tout sous un beau ciel de fin de journée, lʼété.
Tout cela pourrait paraître un rien conventionnel et gratuit. Mais rien nʼest gratuit ni conventionnel chez Degans. Les attitudes des personnages, leurs costumes, lʼaccumulation des sujets et des signes, lʼétrangeté de la végétation nous alertent, nous font suspecter quelque chose de mystérieux qui nous force à revenir au tableau.
Alors on cherche. En nous approchant, rien. On se recule et là, on découvre que le jeune garçon du premier plan forme le nez, lʼoeil gauche et la barbe dʼun homme, la partie éclairée de la rivière et les frondaisons derrière le vieillard à la rose finissent le profil dʼun homme âgé, pensif, et les yeux baissés. Que lʼarbre étrange et la barque, à droite évoquent une tête bizarre. Que lʼarche gauche du pont et le second petit pêcheur en suggèrent une autre et que ce nʼest pas fini !
En reculant encore on comprend enfin que le tableau saisi dans son ensemble est en fait le grand portrait dʼun homme cadré serré : son oeil droit, cʼest le chat noir, le gauche cʼest le petit pêcheur, son nez cʼest le chemin, son oreille gauche cʼest le portrait bizarre, sa barbe cʼest le buisson du premier plan ; et la bouche entrouverte cʼest le ponton et la barque. Quant au crâne, siège de la pensée ou de lʼâme vagabonde, il est perdu dans les nuages ! En somme, la présence du père est partout. Tout devient anthropomorphique à l’image obsessionnelle du disparu Plus le temps passe, plus son absence est présente, en quelque sorte. Et plus on se recule, plus on avance dans le tableau ! Cette composition en abymes éclatés donne le vertige, je vous dis.
B.– Autre exemple de ces compositions en abyme : “LʼIntrospection de Vermeer””
Degans sʼest inspiré de “LʼAtelier du peintre”, une des oeuvres les plus connues du maître hollandais. Elle montre, on sʼen souvient, Clio, muse de la poésie épique et de lʼhistoire, debout devant une fenêtre dans un salon bourgeois, coiffée de lauriers, en longue robe jaune et cape bleue serrée à la taille. Elle se tient debout, une fine trompette dans sa main droite et de lʼautre un traité dʼhistoire. Comme elle est représentée par Vermeer les yeux baissés, Degans à décidé de motiver cette attitude en ajoutant un chat aux pieds de la jeune femme et ça cʼest une trouvaille ! Lʼanimal, dressé sur ses pattes postérieures joue comiquement avec un papillon sans doute entré par la fenêtre ouverte. Distraite par le manège du matou, Clio sʼest interrompue pour lʼobserver.
Cette partie droite du tableau de Degans, réplique parfaite de lʼoriginal, mis à part le chat, est déjà, à elle seule, une merveille de virtuosité technique. Regardez lʼeffet de perspective et la distribution lumineuse sur le sol carrelé en damiers. Degans, a su retrouver la singulière douceur des lumières et des ombres, qui donne à tous les tableaux de Vermeer cette atmosphère sereine et apaisée. Regardez aussi le visage de la blonde Clio au teint frais. Cʼest un petit chef-dʼoeuvre de délicatesse et de tendresse qui, là aussi, nous rappelle un certain Léonardo… Non ?
Mais revenons aux images multiples présentées dans cette oeuvre et écoutons dʼabord lʼartiste : Imaginez deux diapositives qui se superposeraient et qui en composeraient une troisième. La troisième est une image de synthèse, les deux autres sont des images complémentaires. Cette technique est employée pour réaliser des métamorphoses… jʼai dʼores et déjà imaginé la téléportation quantique… à ma manière…”
Dans cette optique, Degans a imaginé un Vermeer en action. Clio est son modèle. Elle pose pour lui. On le voit de dos, assis devant son chevalet pyrogravé à son nom. Pour être à lʼaise, il a rejeté les pans de son manteau hors du tabouret et abaissé ses bas Cʼest tout simple. Sauf que ce Vermeer idéalisé, très jeune avec son chapeau rouge à frange, se détourne pour nous regarder avec intérêt, et que les courbes de son dos et de sa cuisse dessinent les contours, cette fois presque grandeur nature, de son visage à la fois inclus et sorti du tableau ! Lʼoeil est attentif, la bouche rouge, androgyne, va nous parler. Ainsi, le peintre se trouve à la fois présent dans la pièce, dans son tableau et hors de son tableau. A lʼarrière-plan, un lourd rideau de brocart, à demi relevé, descend du plafond, et un soleil couchant écarlate font écho au chapeau et à la bouche alizarine du séduisant jeune homme.
Il émane de cette oeuvre une puissance de séduction troublante. Les yeux dʼescarboucles luisant dans la pénombre sous le chapeau rouge, nous dévisagent et semblent vouloir transmettre un message dʼattente et dʼespoir indéfinissables. Au centre, lʼoeil du jeune homme, qui nous fixe attentivement dans un clair-obscur de mystère, relaie, appuie et confirme lʼintention. Cʼest une transmission dʼémotions en échos. Et en échos qui nous atteignent.
Et là encore, cʼest le vertige. Nous passons de lʼautre côté du miroir pour franchir lʼespace-temps. De spectateur nous devenons acteur. Nous entrons dans la pièce. Clio va lever les yeux, le chat va oublier le papillon et venir se frotter à nous. Vermeer va nous souhaiter le bonjour. On est pris au piège par lʼatmosphère calme et douce de cet instant de charme. Cʼest un tableau dʼamour.
C.- Le troisième, intitulé également“Introspection de Vermeer”, nous présente évidemment lʼatelier de Vermeer, selon Degans. Mais là, au premier regard ce nʼest pas une oeuvre de douceur et dʼamour, cʼest un tableau de mystère chargé dʼune intensité dramatique.
On en reçoit une sorte de malaise. Comme une angoisse au moment dʼentrer dans un monde interdit. Sans doute, à cause du noir dominant et du personnage debout au premier plan. Cʼest un homme dʼâge mûr, pâle et au visage marqué ; coiffé dʼun grand chapeau noir dissimulant ses yeux, il est enveloppé dans un large manteau, noir aussi. Il détourne le regard et sʼapprête à quitter lʼatelier, épuisé, un demi-sourire énigmatique aux lèvres.
Au centre, en arrière-plan, une échappée lumineuse par une porte ouverte ; une vignette dʼune finesse, dʼune qualité et dʼune précision exceptionnelles : cʼest la copie conforme de “La lettre dʼamour”, un tableau intimiste donné comme le dernier du génial hollandais. On y voit dans un intérieur bourgeois flamand, une jeune femme assise près de sa cheminée. Elle sʼest interrompue de jouer de sa mandoline pour interroger sa servante sur la lettre quʼelle vient de lui apporter. A côté dʼelles une corbeille de linge. Au premier plan, dans lʼombre, une paire de sabots et un panier en osier posés sur le sol carrelé en damiers, accentuent encore lʼatmosphère intimiste de la scène. Les deux modèles, placés devant une fenêtre, reçoivent une lumière douce et retenue, classique chez Vermeer.
Mais, regardons mieux, derrière les deux femmes, un détail qui en vaut la peine : Degans a eu lʼaudace et lʼhumour, avec un brio infernal, dʼaccrocher sur le mur deux de ses propres tableaux : “La Mort du père” , dont nous avons parlé plus haut, et “Le Carnaval de Venise”. un autre chef-dʼoeuvre avec coucher de soleil dʼincendie, ombre de Casanova planant sur la lagune, masques énigmatiques, femmes en robes XVIIe et gondoles à contre- jour. Peindre cela avec une telle fidèlité dans la miniature tient du prodige.
Lʼensemble est une réussite absolue. Cʼest lumineux, souriant et doux. Et très contrastant par rapport au drame qui se joue hors du salon, au premier plan, dans la demi- pénombre de lʼatelier. Lʼhomme en noir, au visage fatigué, aux lèvres décolorées, cʼest Vermeer, évidemment. Mais un Vermeer presque moribond déjà, au sourire apaisé, quittant son atelier pour la dernière fois. Cette “Lettre dʼamour” est le testament de Vermeer. Et le tableau de Degans une projection du peintre dans son oeuvre. Vermeer va rentrer chez lui pour mourir. A lʼavant-plan, la main crispée, fatiguée, pendante, aux veines apparentes, exprime une lassitude poignante. Admirons au passage la texture et les gris somptueux, et funèbres, déjà du grand manteau. « La femme au verre de vin » (collection de la Reine à Londres, André Malraud disait que le personnage était l’autoportrait du peintre.
A gauche, on entre dans la magie et lʼésotérisme. On voit dʼabord le jeune Vermeer au chapeau rouge, que nous connaissons. Il est de face, assis à son chevalet. Il examine une esquisse sur papier pour le tableau en cours. On est entré dans la pièce et il nous regarde, étonné. On est frappé une fois de plus par la réussite technique du portrait. Une moitié du visage reçoit la lumière venant de la gauche, lʼautre est dans lʼombre. Et dans cette parcimonie de demi-jour, Degans a su distribuer la lumière avec une virtuosité diabolique. Les yeux luisent faiblement et sʼétonnent, la bouche entrouverte va nous parler. Il sʼapprêtait à ôter son esquisse du chevalet pour commencer à peindre, mais notre entrée a suspendu son geste. Jusque là, à part la technique, rien de magique, ni dʼésotérique. Sauf quand même la compression du temps, coexistence de la mort prochaine et de lʼéclatante jeunesse
Le modèle que Vermeer sʼapprêtait à peindre, selon Degans, cʼest un inattendu joueur de flûte arabe en turban rouge et djellaba jaune ! Et cʼest là que les choses se compliquent et que le métamorphisme va nous entraîner dans son tourbillon.
Dʼabord, le dos, la cuisse et lʼépais vêtement du musicien dessinent un autoportrait de Degans ! Les plis du tissu et le fémur construisent la bouche du peintre, le turban et la tête du flûtiste cʼest son oeil droit, le gauche cʼest lʼesquisse manipulée par Vermeer, le nez apparaît dans les deux bras du musicien, et le crâne chauve de Degans cʼest la lumière venant dʼune fenêtre ! Et ce nʼest pas fini !
Posé devant le mur du fond de lʼatelier, un immense tableau que Vermeer termine. Il travaille, assis à son chevalet, de dos, vêtu de rouge sombre, son chapeau sur la tête. Son chat noir se frotte contre son mollet. Il peint ce que lʼon croit être dʼabord le grand portrait dʼun homme décharné aux orbites creuses. Cʼest tellement bizarre quʼon sʼapproche pour tenter dʼen savoir plus. Quel intérêt, en effet, de peindre un visage aussi macabre ? En plus, ce nʼest pas dans le style de Vermeer. Mais cʼest bien dans celui de Degans. On découvre alors des choses hallucinantes. Que les pommettes creusées de lʼhomme sont en fait deux femmes nues et que ce sont leurs larges chapeaux coniques qui emplissent et construisent les orbites béantes du portrait ! Jʼai demandé à Degans lʼexplication de ce mystère.
Vermeer peignait tout simplement, selon lui, deux nus féminins. Emporté par une inspiration quasi divine, il avait construit sans le vouloir le portrait de Saint Luc, le patron des artistes ! Voilà, tout est dit.
Quand même, jʼai fait deux pas en arrière pour respirer un peu. Et là je me suis vraiment senti près de Vermeer malade qui sortait de son atelier pour la dernière fois, sous les notes aigres de la flûte arabe. Je me suis effacé pour le laisser sortir. Le coeur serré, je nʼai pu mʼempêcher de me retourner comme si jʼallais pouvoir le regarder partir vers la mort… Mais moi, alors, jʼétais où ? Et quand ? Certainement plus dans mon temps à moi. Mais lequel ? Dans la jeunesse du peintre peignant son musicien ? Dans son âge mûr devant le portait de Saint Luc ? A son dernier moment quand il quittait son atelier ? Dans la maison de Degans ?…Mais si jʼétais chez Degans je ne pouvais pas être…. Le vertige, toujours…
Les deux dernières oeuvres citées sont les créations invraisemblables dʼun peintre fou de tout donner, qui a poussé ses recherches artistiques à leurs limites pour nous emmener avec lui dans son rêve impossible. Cʼest le peintre de lʼirrationnel, de lʼinconscient et de la réalité onirique.
Cʼest dans ce travail dʼun imaginaire complexe que réside le génie du peintre. Il traduit la vision de lʼhomme dans son appétence obsessionnelle à déchiffrer les mystères de la nature. Il nous propose de vivre, éveillés, lʼimpossible ubiquité de lʼunivers inconscient, de découvrir les secrets de la matière ou celui des origines. La quête de la connaissance cʼest lʼirrécusable destin de lʼhumanité. “Tout ce que je sais, cʼest que je ne sais rien”, disait le sage, qui reprenait ensuite laborieusement ses recherches. Lʼobsession de Degans, avec les moyens de lʼartiste, rejoint celle du philosophe. Ecoutons Degans : “lI existe une énorme part dʼinconscient, qui transpire dans le conscient, dit Degans, et donc je ne suis pas toujours maître de mon tableau. Je rêve le tableau et, finalement il part dans un autre sens, car mon rêve sʼest dilaté autrement… lʼimportant cʼest dʼouvrir de nouvelles portes. On tripote les serrures pour voir ce quʼil y a derrière. Ce qui est impossible dans le monde rationnel devient possible dans le monde irrationnel…on peut expliquer le rêve qui surgit de lʼinconscient par des méthodes analytiques. Mais on est incapable dʼexprimer la réalité dans le fantastique, car on ne peut exister dans la réalité et dans lʼimaginaire en même temps”.
Et il faudra sʼécarter de ce genre de tableau et prendre du temps pour découvrir lʼensemble. Ainsi, en jouant avec le temps, lʼespace, lʼespace-temps et la mémoire, on découvrira une magistrale et vertigineuse ellipse.
D.– Sa renommée sʼétend. Il fait la connaissance de gens connus aussi divers que le chanteur Carlos, qui deviendra son ami, ainsi que Marc Veyrat le grand chef de cuisine étoilé. Il rencontrera Paul Mac-Cartney, Orson Welles, etc… le prince Bertil de Suède,“un homme délicieux” , lors dʼune exposition à Sainte-Maxime, le cigarier Davidoff et Eddy Barclay, Jane Manson etc… Bref il est célèbre lui aussi. A 27 ans, il entre au Whoʼs who.
Une exposition de 5O lithographies est organisée à Singapour, par le biais de lʼattaché dʼambassade local, dans les salons de lʼhôtel Hilton, où il reste un mois. Et là encore, cʼest le succès.
Il rentre en juin 1979 pour la naissance de son fils Georges avec des cadeaux pour Edith.
Mais alors pourquoi Degans ne figure-t-il pas dans les bouquins de peinture, les livres dʼart, les exégèses de critiques, les dictionnaires ? Pourquoi ne lui consacre-t-on pas des expositions régulières, des études, des rétrospectives comme à dʼautres modernes qui ne le valent pas souvent et qui attirent des files de visiteurs béats de Paris à Tokyo ?
La place de Monsieur Manet est au Louvre !” , sʼécriait Emile Zola, en son temps, aux détracteurs du peintre.
Celle de Degans aussi, cʼest une évidence. Alors pourquoi ?
14.- Degans, refus du mercantilisme et des honneurs
A.- La réponse à cette question nʼest pas facile. Dʼabord, nous lʼavons dit, son oeuvre est dispersée dans des collections particulières partout dans le monde et lʼorganisation dʼexpositions dʼenvergure poserait un grand nombre de problèmes (logistique, assurances, acceptation des prêts, disposition de galeries, de salles,etc..) sans parler du coût de telles opérations.
Mais surtout il ne supporte pas quʼun agent ou un intermédiaire quelconque “se fasse de lʼargent sur son dos”, comme il dit. Cʼest ainsi quʼil devient son propre éditeur pour les lithographies, toujours réalisées chez Mourlot à Paris, et pour lesquelles il a des points de vente partout ; en France mais aussi au Bénélux, en Allemagne; en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, au Japon.
Et puis, sa phobie du mercantilisme, son caractère entier, son franc-parler souvent abrupt, sa répulsion affichée pour la médiocrité, lui ont fait plus dʼennemis que dʼamis, autant dʼaillleurs, que son immense talent. “Ceux qui cherchent à se faire des amis sont des commerçants et ceux qui se font des ennemis, ce sont des poètes” dit-il, citant Montherlant. “Jʼai choisi mon camp, non pas que je cherche forcément à me faire des ennemis, mais je suis intransigeant avec qui que ce soit. Comme cela je ne perds pas de temps”.
Cʼest ainsi quʼil refusera lʼOrdre National du Mérite et la Légion dʼHonneur, objectant superbement “quʼà part peut-être un coup de manche de pinceau dans lʼoeil, il nʼa jamais couru grand risque”… Par-dessus tout, il déteste les ronds- de-jambe, la facilité et les compromissions. Il nʼa pas lʼéchine assez souple pour cela et, comme aurait dit le Cyrano de Rostand, il nʼaura jamais “le ventre usé par la marche…”
B.- Bref, pour lui, commerce et art sont antinomiques. Cela le conduira à des décisions inopportunes. Par exemple, la célèbre galerie new-yorkaise Wally Findley, par son antenne de lʼavenue Matignon à Paris, lui proposera un jour de le lancer définitivement au plan mondial contre 66 % sur ses ventes. On connaît sa hantise dʼêtre exploité par les marchands. Il refuse catégoriquement, voulant rester libre. Il est comme ça, Degans. La renommée ne lʼintéresse pas en tant que telle. “Il y a au moins 15 ans que je nʼai pas fait dʼexposition”, dit-il. Il a un courtier qui prend ses tableaux et qui les vend à des collectionneurs. Il croule sous les commandes et nʼa de contrat avec personne. “Je ne veux pas que mon bras soit le prolongement de la tête dʼun autre… je suis un homme libre…”
Libre et exigeant. Il ne peint pas pour vivre, il vit pour peindre. La peinture est chez lui une passion dévorante. Cʼest son démon intérieur. On se souvient des commentaires accordés de Chapelain-Midy et de Dali : “Diaboliquement habile” Oui, cʼest un possédé de perfection.
C.- Je lʼai interrogé sur ses finalités et son processus de création : “On ne cherche pas. On fait. On trouve. On affine. Ca vient seul par une sorte de prescience sinon de connaissance. Ca commence à chaque fois par des dessins préparatoires, au lendemain de rêves fantastiques. Je dessine alors, reconnecté au rêve, dans un état second et de nécessité”
Et encore : “Le destin de lʼart… cʼest dʼaborder continuellement les éléments provocateurs de notre vie… de les neutraliser sous forme contemplative… pour les projeter dans lʼintuition pure.. mais (lʼintuition) peut se parer du privilège dʼêtre universelle à toute sensibilité.. LʼINSPIRATION CʼEST LʼINSTINCT ET LʼINTUITION NOURRIS PAR LA CONNAISSANCE”..
Il a peint, jusquʼici 3.500 tableaux, tous répartis dans des colllections particulières Quand on sait le volume de travail que représente chacune de ses productions, cʼest une oeuvre colossale
Chez lui, pas de toiles blanches, ni de morceaux de jute encadrés, ni de projections de pots de peinture, ni de coups de balai trempés dans un seau de couleur, et présentés comme des chefs-dʼoeuvre par une critique affligeante.
“Je raisonne en artiste figuratif, je ne fais pas de placards sur la toile comme les “contemporains” le font. Les minimalistes font ce quʼils veulent, ils sʼamusent comme ils veulent, mais ça cʼest de lʼart fainéant, moi je suis pour lʼart laborieux…. la réalité est la base de tout grand art… sans elle, pas de substance. Par ce genre nouveau de la réalité fantastique, la peinture peut devenir plus étonnante que nʼimporte quelle construction issue de lʼimagination humaine ou du rêve. Jʼai toujours été obsédé par les mécaniques de la pensée… créer de nouvelles pistes de pensée, pour repousser les hommes vers de nouveaux horizons qui, peut-être, transformeront le monde… cʼest ça qui compte : être le maillon dʼune chaîne…
Cʼest-à-dire un travail dans lequel lʼesprit, lʼinconscient, la raison, lʼimaginaire, lʼoeil, la main, les tripes, la libido et le coeur sont en action. Cʼest ça le maximalisme, non ?.
15.- Degans et la sculpture
Il sʼexplique sur la sculpture quʼil a aussi pratiquée avec bonheur. Notamment sur un bronze étrange fondu à Paris dans la fonderie Valsuani chez Léonardo Bénatof, avec une évidente jouissance érotique.
Il a conçu sensuellement ce qui est pour lui le symbole de la libido féminine : la tête dʼun cheval fou aux naseaux frémissants.
La femme nue couchée entre les oreilles dressées de lʼétalon, les jambes serrées, les seins impatients, pâmée, paraît excitée par la chaleur de lʼanimal et par les secousses produites sur sa vulve par le coursier lancé au galop…
Et lʼoeuvre, un bronze magnifique exposé dans sa mini-galerie du bord de mer et intitulée “Tête de cheval métaphysique” , révèle sa double intention : le chaud contact entre la tête du cheval en sueur et les cadences de la course sont les déclencheurs de spasmes jouissifs sur le corps abandonné de la belle, en partance pour un orgasme fusionnel !
Et je ne parle pas de ses méduses terrifiantes, ni de ses têtes de philosophes pessimistes, ni dʼEole insufflant la vie. Ni de son projet dʼun Christ en croix, une oeuvre monumentale structuré par les vides laissés dans lʼinox comme lʼimpalpable du pur esprit, et quʼil voudrait dresser à lʼentrée du port de Dunkerque. “Il faut quʼelle résiste à des vents de 250 Km/h et quʼelle dure mille ans” ! A son image.
Degans est un monument. Et un monument à préserver..
16.- Degans aujourd’hui
A.- Alors maintenant, quoi ? Il vit à Malo-les-Bains dans sa maison pieds dans lʼeau et continue à peindre, bien sûr, exposant dans une minuscule galerie au bas de sa maison. A 58 ans, Il nʼa rien perdu, évidemment, de son souffle créateur. Et il reçoit ses amis, leur ouvre sa table, leur offre ses cigares, son humour décapant et une indéfectible amitié.
Mais il se soucie peu, trop peu de sa notoriété. Il a, certes, une rue à son nom à Cappelle-la Grande, une commune de la périphérie dunkerquoise, mais ce nʼest pour ainsi dire “pas sa fauteʼʼ. Cʼest par la volonté du maire de cette ville, Roger Gouvart, son ami. Et si jʼévoque ici ce magistrat municipal, cʼest que cet homme, esthète et grand amateur dʼart, lui a confié la réalisation dʼune oeuvre destinée à sa salle des mariages. Et Degans, là encore, nʼa pas fait dans la demi-mesure.
Il a conçu un triptyque, 1 m 50 x 1,50, et deux fois 1 m 50 x 0,75, prodigieux de virtuosité, dʼimagination, de fraîcheur et de lucidité, évoquant judicieusment les trois âges de la vie à deux : les aléas passionnés de la rencontre, le bonheur au jour du mariage, et la tendresse émouvante au temps de la vieillesse ensemble.
Dans le panneau central, la robe éblouissante de la mariée, souriante, au voile immaculé dʼune transparence miraculeuse, est une prodigieuse réussite. Le jeune homme, lui, légèrement penché vers sa femme, montre le visage attendrissant du gendre idéal. Pour lʼanecdote, Degans a représenté le marié sous les traits de Christophe Lapère, le fils de ses amis industriels forains à Calais. Sa jolie jeune femme brune, qui avance un pied menu sur un parterre de roses, cʼest Marie Donazzan.
Autour dʼeux, quelques invités, enfants, parents et amis, autant de portraits dʼun réalisme amusant, devant un paysage flamand ensoleillé, brossé avec tendresse. Le sol, carrelé de savantes spirales, est discrètement frappé aux armes de la cité cappelloise.
Observez chacun des personnages du cortège. Ils semblent croqués sur le vif. Lʼartiste a su exprimer avec une sensibilité et une finesse exceptionnelles, la joie toute simple dʼune journée de bonheur.
Le panneau de gauche évoque le hasard de la première rencontre, inattendue comme un coup de dés chanceux sur tapis vert, la passion dévorante, le coup de foudre.
Celui de droite propose, pour la vieillesse, une fin de parcours sur un dur chemin pavé, finissant comme la vie, mélancoliquement, sous les ombres allongées dʼun soleil déclinant.
On remarque aussi des symboles cryptés et des images allusives comme… comme… mais allez-donc voir ce chef-dʼoeuvre ; Monsieur le Maire vous le permettra sûrement, et vous comprendrez que les mots me manquent pour vous en dire plus. Et puis, mieux vaut vous laisser la surprise.
B.- Avec un tableau se trouvant au musée dʼArt Moderne de Tel-Aviv, (“Le Grand Blasphématoire” , offert au musée par la famille Rothschild), et aussi une sculpture, les aquarelles sur lʼère nucléaire et des bas-reliefs évoquant lʼeffort humain, acquis par Albert Denvers pour sa Mairie de Gravelines, cette oeuvre est lʼune des rares commandes publiques réalisées par lʼartiste. Cʼest peu, non ?
C.– Il en existe toutefois une autre, monumentale celle-là. Cʼest une immense mosaïque, environ 8 m x 10 m , sur le thème du carnaval. Elle décore le hall dʼhonneur de lʼHôtel Communautaire de Dunkerque et cʼest encore une commande de son Président de lʼépoque, Albert Denvers. Elle est remarquable à bien des égards.
Devant les tours de Saint-Eloi et le beffroi de Dunkerque, éclairés par un pâle soleil dʼhiver, Degans a choisi un cadrage inattendu pour les multiples personnages de la scène ; comme sʼil se trouvait lui-même coincé au milieu de la foule carnavalesque en délire : des travestis, des femmes, des hommes ou les deux à la fois, de faux africains emplumés qui défilent avec pagnes en raphia, et puis tambours, parapluies, plumeaux , trompettes, etc….
Au premier plan, Cô Pinard, grenadier dʼopérette et tambour-major emblématique de la fête, nous fixe, impassible sous la mitraille des cris et des pétards. ; et un trompettiste, les joues gonflées à bloc, les yeux exorbités et les doigts volant sur ses pistons, nous incite impérieusement à participer au tintamarre. Les serpentins fusent, les confettis volent, les bouches hurlent des chansons paillardes, le ciel menace un peu, mais quʼimporte. Cʼest gai, bon enfant et jubilatoire. On entend le vacarme, les clameurs, la fanfare, les chants et la rigolade ; on sent la sueur de la promiscuité, la connivence de tous dans lʼunanimisme festif.
Un détail que peu de gens connaissent, mais que lʼartiste mʼa confié : derrière Cô Pinard, au troisième plan, un vieil homme au chapeau noir, hors du temps, nous regarde avec bonté. Il nʼaurait certes pas désavoué tout ce cirque, puisque cʼest Gustave, le grand-père Degans, vous savez, lʼoriginal qui faisait hisser les couleurs au son du clairon durant lʼOccupation…
Et enfin, jʼallais oublier : observez le pavillon rutilant dʼun trombone à coulisse à lʼavant-plan à droite : dans la concavité du cuivre étincelant vous apercevrez deux reflets et là, surprise, le premier est un autoportrait du peintre, le second cʼest la statue inversée de Jean Bart, le corsaire vénéré des carnavaleux, qui orne la place éponyme toute proche ! Etonnant, non ?
Etonnant, en effet. Parce que la justesse de lʼobservation, la bouffonnerie des déguisements, le souci du détail, lʼoriginalité du cadrage cinématographique, tout cela exprime admirablement le mouvement, la frénésie, la cacophonie et lʼénergie propres au carnaval.
Allez voir ça. Cʼest gratuit.
17. – Degans, un patrimoine à découvrir.
A.- Mais revenons à cette notoriété trop confidentielle, si lʼon me permet la formule.
Elle est dommageable, pour lui – il sʼen fiche un peu, dʼaccord – mais aussi pour nous tous, les étudiants, les gens, tous les gens et quiconque serait un tant soit peu peu épris de beauté.
Son oeuvre est un manifeste de créativité et de liberté revendiquées. Seulement, il est dommage que seule une caste privilégiée puisse avoir la chance de la contempler. Degans fait partie de notre patrimoine national. Et le pays devrait enfin sʼen soucier. Car une nation qui néglige son patrimoine risque fort, un jour, de perdre son âme.
“La vie nʼest quʼune vaste comédie. Pour moi, vivre ne satisfait quʼun de mes grands caprices. Cʼest un pied-de-nez à la mort. Je vis enfoui dans ce que jʼaime et nʼen sors jamais. La seule chose que je craigne, cʼest de mourir dʼun excès de bonheur…je peins comme si je voulais rendre la vue à un aveugle”, me confiera-t-il dans un élan passionné.
Cʼest justement cela que nous attendons, nous tous les humains : retrouver la vision et le goût du beau ; et une lueur dʼespoir dans la laideur du monde où nous vivons, et où nous risquons de nous noyer si lʼon nʼy prend garde : un peu de la lumière de lʼart, pour nous y accrocher comme à une balise des bonheurs possibles. Et pour ne pas nous laisser ensevelir sous la médiocrité qui gagne lentement, comme le désert avance, inexorable, vers les pâturages.
B.- Degans a donné un avis lapidaire sur une certaine peinture contemporaine qui se veut dans lʼair du temps, et qui cache trop souvent sa viduité sous lʼincroyable jargon dʼune partie de la critique.. : “Le problème avec lʼart contemporain, cʼest que, quand on a compris quʼil nʼy a rien à comprendre. on a tout compris”… Ouf ! je respire, je me sens moins seul.
“Etre dans lʼair du temps, cʼest lʼambition des feuilles mortes”, observait déjà Kundera. Jʼajouterai pour ma part un vieil aphorisme latin qui convient on ne peut mieux aux encenseurs du moche: “Asinus asinum fricat”. Cʼest-à-dire, avec une once de désinvolture à la traduction : “les ânes fricotent avec les ânes”.
Bon. Bien sûr que toute la peinture contemporaine nʼest pas méprisable, mais celle de Degans, dite”de la réalité fantastique”, est dʼune altitude inégalée. Plongeant ses racines dans le vivier classique de la rigueur, sans concessions à la facilité, elle est, à coup sûr, lʼune des plus originale de notre époque. Et il est temps de le faire savoir.
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Dans le couloir de sa maison, en partant pour la dernière fois, je mʼarrête devant cette lithographie connue qui accroche toujours mon regard : au premier plan un arbre onirique, immense et dépouillé, au tronc mangé par le lierre parasite, et visité par les corbeaux. Et plein cadre, une énorme cerise en lévitation au-dessus du brouillard dans un paysage flamand hivernal. Assis sur le fruit rouge-passion comme un coeur battant, un chat noir égyptien, les yeux blancs tournés vers lʼintérieur, me fait face, énigmatique et mystérieux.
Comme le génie.
» » » » » » » » Dunkerque, 28 décembre 2007